Des pas dans le sable…
Ils marchent depuis un bon moment cet homme et sa fille. Ils ont laissé derrière eux depuis une heure déjà le dernier village de l’île, construit sur la grande digue Est. Ils ont suivi une autre digue qui serpente entre les rizières, pour déboucher sur cette vaste étendue de sable mouillé qui s’étend à perte de vue à marée basse et descend en pente douce vers les eaux du Golfe du Bengale.
Les barques les attendent. Elles assurent le passage vers le gros bateau noir et blanc ancré au large qui fait la navette avec le continent. La petite fille ne le sait pas encore – ou peut-être trop bien : elle ne va pas aimer la traversée… Trop mouvementée à son goût. Pourtant aujourd’hui la mer est calme.
Ils sont partis du continent la veille pour rendre visite aux grand-parents restés sur l’île. Cette île, c’est Sandwip. Un morceau de sable posé au fond du Golfe du Bengale. 25km sur 10 en érosion rapide.
La veille au soir, nous étions sur la côte Est.
Le problème saute aux yeux : Sandwip city a tout simplement déménagé. Chassée par l’érosion, la ville s’est déplacée de plusieurs centaines de mètres à l’intérieur des terres, derrière une petite digue, à l’abri – pour combien de temps ? Les fondations des maisons sont toujours là. Elles renforcent le chemin qui mène au port. En revanche, sur la côte Ouest, la dérive littorale bâtit des plages de vingt kilomètres de long.
Avec Sandwip, c’est une des facettes du Bangladesh qui se dévoile. Ce que l’eau prend d’un côté, elle le redonne de l’autre. Mais entre temps la population a augmenté, la société changé. Les coûts de transport font exploser le prix des marchandises. Les trajets sont longs et coûteux pour rejoindre l’île. Et ceux qui n’ont pas d’emploi ont tendance à partir vivre sur le continent. Le pharmacien rencontré dans un petit village, en revanche, ne se plaint pas. Il se vante même de ne pas avoir quitté les lieux depuis plusieurs années. En fait les personnes qui comme lui ont un petit commerce, un emploi administratif ou des terres peuvent envisager de rester. C’est leur terre.
Les autres émigrent. Certains choisissent même d’aller plus loin, à la faveur d’un réseau, de parents déjà partis tenter leur chance à l’étranger. La veille, dans la petite gargotte où nous attendions le speed boat qui devait nous emmener à Sandwip, un homme détonnait au milieu du lot : chemise d’un blanc immaculé, boutons de manchette, pantalon noir, montre en or, chaussures cirées. Sur son 31 pour rentrer au village.
Né à Sandwip, il travaille aujourd’hui à Dubaï, dans les plantations de fleurs, comme tous les hommes de la famille. Dans un mois, il reprendra la même barque vers le continent, puis direction Dubaï. Petite histoire de mondialisation au bout du monde. La migration comme adaptation (pas toujours réussie pour ceux qui vont au Moyen-Orient).
Les barques nous laissent sur une grande plage, à l’embouchure du chenal. Le paysage de la veille est méconnaissable. A marée haute, l’eau venait lècher les premières feuilles des arbres. Et le speed boat filait à toute allure vers le large.
A marée basse, l’estran est immense, la mangrove mise à nue. Une petite barque remplie d’une dizaine de passagers tente laboriseusement de descendre le chenal vers la mer. Les pilotes, de l’eau jusqu’aux genoux, poussent et tirent dans tous les sens pour la soustraire à la vase.
Nous quittons l’homme et sa fille sur la rive. Il leur reste comme à nous une demi-heure de thalassothérapie – une demi-heure de marche dans la boue, tout dépend du regard – avant de rejoindre un petit hameau où ils trouveront de quoi les emmener plus loin, à Sitakund, Chittagong ou ailleurs.
Au loin vers le Sud, Chittagong, sa plage, ses navires échoués, chantiers navals bien visibles dans la brume de chaleur.